Hodler, la locomotive suisse de la modernité face à ses émules

Pour montrer la forte influence de Ferdinand Hodler sur plusieurs générations de peintres suisses, le Musée d’art de Pully et le Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel proposent un parcours singulier. Les thèmes iconiques du maître s’y déclinent à travers une cinquantaine d’artistes suisses de la première moitié du 20e siècle, dont Cuno Amiet, Alice Bailly, Giovanni Giacometti et Félix Vallotton.

Article publié dans Bon pour la Tête dans son édition du 21 février 2025

Qui ne connait pas les toiles de Ferdinand Hodler qui saisissait comme nul autre la beauté de la lumière sur le Léman ? Père d’une théorie esthétique qu’il nomme « parallélisme », il applique le principe selon lequel une composition qui vise l’universalité doit répondre aux lois de la symétrie et de la répétition, y compris dans les couleurs. Mort en 1918, Hodler était considéré en son temps l’égale de Klimt et de Rodin.

L’art suisse

Hodler. Un Modèle pour l’art suisse n’est pourtant pas un hommage servile au maître par des peintres qui l’auraient imité. Parmi plus de 80 œuvres issues de collections privées et publiques, il y en a par des peintres qui se sont affranchis de son influence, ou qui l’ont même répudié. Filiation avouée ou désavouée, la force de la sélection réalisée par les trois conservateurs est de démontrer que sans Hodler, il n’y aurait pas eu « d’art suisse ». (Le point d’interrogation initialement prévu à la fin du titre de l’exposition a été éliminé pour ne laisser planer aucun doute.)

Ferdinand Hodler, Les Dents blanches, 1916, huile sur toile, 69,5 x 87,5 cm
Collection Christoph Blocher © SIK-ISEA, Zurich

Raymond Buchs, La Chaîne des Gastlosen, 1917, huile sur toile, 54,5 x 81 cm,
Collection de la Banque cantonale de Fribourg © Banque cantonale de Fribourg

Hodler, un modèle encombrant

« L’exposition cherche à montrer que Hodler était un catalyseur. Il a insufflé un élan vers la modernité », explique Niklaus Miguel Güdel, récemment désigné directeur des Musées de Pully, co-commissaire de l’exposition et directeur de l’Institut Ferdinand Hodler.

Personnage influent, Ferdinand Hodler (1853-1918) a développé avant l’heure des stratégies efficaces de promotion : il s’entourait de journalistes, d’hommes politiques et d’artistes sur lesquels il avait une immense emprise. Homme plutôt de gauche, sa peinture profondément ancrée dans le terroir suisse lui procurait les faveurs de la droite. Christophe Blocher posséderait une des collections les plus importantes du peintre, dont plusieurs tableaux qui ont été prêtés pour l’exposition.

Tout en assimilant le parallélisme, les peintres qui côtoyaient Hodler cherchaient à développer leur propre style ; contrairement aux idées reçues, il n’y aurait pas une école Hodler. L’historien d’art Philippe Clerc, également co-commissaire, souligne du reste que l’enseignement de Hodler à Fribourg et à Genève – où il résidait – ne semble pas avoir frappé ses élèves outre mesure, hormis une certaine Stéphanie Guerzoni (1887-1970) qui « faisait du Hodler » et non sans talent. Quand elle s’est installée à Paris, un critique a pourtant avancé qu’elle avait enfin réussi à se départir du « poison suisse ». Elle fut une des seules femmes parmi ses élèves pour laquelle Hodler semblait avoir de l’estime. Elle lui a rendu la politesse avec un ouvrage monographique et son portrait dans une fresque réalisée dans une église à La Storta en Italie.

Stéphanie Guerzoni, Le Leman, matin d’été, sans date, huile sur toile, 60 x 78 cm, Jussy
Collection du Crest © Piguet Hôtel des ventes

Exposition thématique réussie

Face à l’ambiguïté des rapports de Hodler avec ses émules, comment, dès lors, illustrer le point de bascule vers le modernisme de l’art suisse évoqué ? Si en général les accrochages thématiques sont d’un ennui à faire pleurer la pluie, le parcours réalisé en 12 salles à Pully est un véritable enchantement. Sur les sujets chers à Hodler, du bucheron, de figures héroïques, des arbres, de nus symboliques, et surtout du Gramont et du Lac Leman, l’accrochage se décline un thème à la fois, permettant aux œuvres de dialoguer entre elles.

« C’était une vraie découverte, raconte Philippe Clerc. En réalisant l’accrochage, on s’est rendu compte que les œuvres tenaient la lumière à côté des Hodler. »

Félix Vallotton «Marée montante le soir», 1915, huile sur toile, 61 x 73 cm, Winterthour, Fondation pour l’art, la culture et l’histoire © Fondation pour l’art, la culture et l’histoire, Winterthour

Vue de salle de l’exposition Hodler. Un modèle pour l’art suisse. © Musée d’art de Pully, 2025:Mathieu Bernard-Reymond

Dans la salle dédiée à l’immensité du lac, un Vallotton rayonne de toute sa splendeur, mais ne fait pas d‘ombre à ses voisins.

Même des tableaux de peintres suisses qui n’ont pas atteint une grande notoriété, tels Max Buri, Erich Hermès, Raymond Buchs, Marcel d’Eternod, Albert Trachsel, Oswald Pilloud et Alexandre Perrier, trouvent du répondant face aux Hodler et sont à découvrir, d’autant que la peinture en plein air que la plupart de ces artistes suisses pratiquaient nous vaut des déclinaisons de couleurs uniques.

Dans les combles, la salle de nus symboliques – la communion du corps avec la nature ou le paysage – apporte une nouvelle surprise : les corps nus que Hodler avait l’audace de présenter au début du XXe siècle, y compris dans d’immenses fresques, sont dénués d’érotisme.

« Hodler peint les corps des femmes comme il peint la nature », précise Clerc.

Dans la même veine, un immense tableau de François de Ribaupierre, intitulé la Nature (1914), nous offre le spectacle d’une femme nue au regard terrifiant et les jambes écartées. C’est pourtant presque sage, l’occasion de se rappeler qu’à la même époque, Egon Schiele faisait la barbe aux bourgeois avec ses corps incandescents qui respiraient la sexualité. Au fond, le symbolisme servait d’écran à la transgression.

François de Ribaupierre, La Nature, 1914, huile sur toile, 90 x 120 cm
Neuchâtel, Musée d’art et d’histoire © Musée d’art et d’histoire, Neuchâtel
Maciej Czepiel / Copyright : Succession François de Ribaupierre

Le clou de l’exposition, qui fait un immense pas vers la modernité et donne tout son sens au propos, se trouve dans la dernière salle consacrée aux prés fleuris, juste après les nus. Cuno Amiet présente les fleurs de la prairie comme des motifs décoratifs, de grandes tâches jaunes sur fond coloré. Nous basculons étonnamment dans l’art abstrait…

Cuno Amiet, Abstraction (Prairie de dents-de-lion), vers 1905, Tempera sur Eternit, 118 x 123 cm
Collection privée © SIK-ISEA, Zurich/Philipp Hitz / Copyright : D. Thalmann, Aarau, Suisse

Le deuxième acte à Neuchâtel

L’exposition se déplacera ensuite au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel où elle se déploiera dans une dynamique tout autre : son co-directeur, et co-commissaire de l’exposition, Laurent Langer, ajoutera davantage d’artistes neuchâtelois et présentera Le Falot, un groupe d’artistes opposé à l’esthétique de Hodler. Le nombre d’œuvres présentées passera de 80 à 160.
Dans la lignée des programmations pointues dont il a le secret, Langer a invité trois artistes contemporains suisses à réaliser des œuvres monumentales en résonance avec les thématiques chères à Hodler, Claudia Comte pour l’homme et la nature, David Weishaar pour son symbolisme et Didier Rittener pour la flore peinte.

Musée d’art de Pully du 14 février au 25 mai 2025
Dans le cadre de l’exposition à Pully, la salle 3, en collaboration avec l’espace littéraire La Muette, est dédiée au regard de l’écrivain C.F. Ramuz sur Ferdinand Hodler, ainsi qu’aux portraits réalisés par le peintre à Pully, dont celui, présumé, d’Emile Borgeaud, l’ancien propriétaire de la maison dans laquelle se trouve le musée.

Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel du 22 juin au 12 octobre 2025

Ferdinand Hodler, Petit arbre, 1915, huile sur toile, 81 x 61 cm
Collection privée © Institut Ferdinand Hodler, Genève/Pierre Montavon

Alice Bailly, Le Poirier, 1909, huile sur toile, 73 x 60 cm
Collection Pictet © Collection Pictet, Genève

Commissariat :
Niklaus Manuel Güdel, directeur des Musées de Pully et de l’Institut Ferdinand Hodler
Laurent Langer, co-directeur du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel
Philippe Clerc, historien de l’art
Avec la collaboration d’Anne-Sophie Poirot, conservatrice au Musée d’art de Pully


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