“Les temps durs sont propices à l’art”, avance Juri Steiner, directeur du MCBA.

Juri Steiner, le Directeur du Musée cantonal des Beaux-arts à Lausanne et co-commissaire de l’exposition Surréalisme, Le Grand Jeu, rappelle l’importance du contexte historique dans l’émergence des mouvements artistiques. Cette interview, retranscite intégralement, trace le chemin entre l’esprit Dada et l’art contemporain suisse. Elle a servi de base aux articles parus du 18 au 30 juin dans Swissinfo.ch sur la Suisse, Dada et 100 ans de Surréalisme.

ML Le Surréalisme aurait-il pu exister sans la Suisse ?

JS Oui et non (sourire), c’est un paradoxe surréaliste en soi parce que le surréalisme comme mouvement est né grâce à un mouvement précurseur, qui était Dada, et Dada est une invention suisse, si vous le voulez.

En 1916 à Zurich avec la création du Cabaret Voltaire, des réfugiés et des personnes venant de tous azimuts ont fondé ce cabaret, le premier mouvement d’avant-garde vraiment international. Tristan Tzara, notamment, qui était un Roumain, a tout de suite commencé une machine de marketing : une correspondance avec tous les moyens de l’époque – télégraphes et téléphone – pour faire un réseau international d’avant-garde. Et parmi les satellites Dada, Paris était très important. Après la première guerre mondiale, Tzara est parti de Zurich à Paris pour conquérir le monde artistique parce que la centrale planétaire de l’avant-garde et de la modernité, c’était Paris.

Tzara avait un talent comme écrivain, mais également comme promoteur du mouvement. A Paris, il a rencontré les personnes avec lesquelles il était déjà en contact, comme André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, et même Apollinaire qui a donné le nom au surréalisme avec sa pièce de théâtre Les Mamelles de Tirésias en 1917. Juste avant sa mort, Apollinaire avait inventé ce mot pour décrire sa démarche artistique théâtrale. Il a dit “Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue, qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait du surréalisme sans le savoir.” Il n’y a aucun lien réel entre les pieds qui marchent et une roue. Mais, c’est la locomotion primaire qui reçoit une transformation surréaliste.

En 1924, André Breton a repris ce terme pour définir exactement ce que les Surréalistes avaient en tête. Avec eux, l’esprit Dada s’est transformé en rêve, en inconscient, en automatisme. On peut donc dire que Dada et le surréalisme sont forcément liés, mais c’est une suite. Dans les faits, André Breton, qui certainement n’a pas voulu céder une place importante à Tristan Tzara, a lancé une sorte de contre-mouvement Dada. Cela s’est déroulé entre 1920 et 1922.

Quelles étaient les conditions en Suisse qui ont participé à la création de Dada en 1916 ? 

Bien que la Suisse fût mobilisée, elle n’était pas directement impliquée dans les actions de guerre. Elle est donc devenue un port de refuge pour des artistes d’avant-garde, qui étaient souvent aussi des réfracteurs de guerre. Au départ, un Allemand, Hugo Ball qui donnait déjà des soirées de cabaret international à Munich – dans lesquelles il rendait hommage aux artistes non seulement allemands, mais également français, tombés dans la première guerre mondiale – a été rattrapé par la censure. Il est arrivé à Zurich avec sa compagne Emmy Hennings quand c’était impossible de continuer chez eux.

Comment s’est passée la renaissance du Cabaret Voltaire en 2003 à laquelle vous avez participé ?

Ce qui était intéressant comme point de départ, c’est que le Cabaret Voltaire n’a vécu qu’une phase très courte d’une demi-année, mais est devenu en si peu de temps un lieu fétiche pour les artistes. Malgré cela, l’esprit Dada a traversé tout le 20ème et 21ème siècle. Des artistes non-conformistes qui suivaient la première génération du Cabaret ont continué à péleriner vers cet espace presque « sacré », resté une pinte, puis un dancing, un lieu où on pouvait passer un bon moment. Au tournant du siècle, le bâtiment de la Spiegelgasse 1 a été mis en vente et il y avait le risque que ça devienne une pharmacie ou autre chose. C’était le moment de se rendre compte de la valeur du patrimoine, pas seulement du passé, mais du patrimoine vivant aussi. C’était le bon moment d’intégrer la conscience collective. Nous avons postulé que le Cabaret Voltaire est « la Tour Eiffel de Zurich ». C’est grâce à la volonté locale politique et à des soutiens privés sauvés – c’était assez difficile de trouver des mécènes pour un mouvement qui était contre la bourgeoisie (sourire) – que finalement la Ville de Zurich l’a acheté et a confié son fonctionnement à une intendance artistique.

Quelle est la pertinence de célébrer les 100 ans du surréalisme en Suisse aujourd’hui ?

Les surréalistes eux-mêmes ont constaté que d’un côté il y a le surréalisme historique, qui a commencé en 1924 avec le premier manifeste, mais que déjà il y avait une généalogie qui remonte au Moyen Age et au-delà. Donc ce n’est pas comme s’ils venaient de nulle part et ne voulaient pas laisser de traces. Ils voulaient inscrire le mouvement dans une tradition surréaliste, qui est constitutionnelle de notre condition humaine : tout ce qui dépasse la rationalité et la réalité. Puis il y a eu un intérêt pour la psychanalyse et l’inconscient – une forme d’occupation scientifique pour rechercher les fondements et les motivations de notre identité propre comme être humain.

Pendant la première guerre mondiale la rationalité, à leurs yeux, a fait banqueroute. La période complètement frénétique d’avant, avec des inventions tous azimuts et l’émancipation de la femme a été complètement broyé par la guerre. Il fallait donc recommencer avec une autre approche. C’est là où le rêve et l’inconscient sont devenus des moteurs de la condition humaine qu’il fallait valoriser.

Cette longévité du surréalisme, qui a vécu 50 ans sous le pilotage de son pape, André Breton, a pris fin 3 ans après sa mort. Dans un article paru dans le Monde, Jean Schuster, son exécuteur testementaire, signa officiellement l’acte de décès du mouvement. Mais il y aussi le surréalisme éternel, le surréalisme comme mouvement, mais pas seulement artistique, qui s’émancipe du lieux, du temps et de l’espace.  Le surréalisme a initié beaucoup de réactions, surtout après la deuxième guerre mondiale, le Nouveau Réalisme, les Situationnistes, Fluxus et d’autres qui s’en sont inspirés, mais qui se sont émancipés du mouvement historique: l’ironie, le bricolage, la fascination pour l’art populaire, une critique sociétale, les vaudevilles et le dépassement de l’oeuvre d’art d’un cadre comme la peinture ou la sculpture. C’est très important quand on parle de la génération de Harald Szeemann et d’autres qui ont retrouvé des mythologies individuelles, ce qui donne des oeuvres qui sont hors-medium.  Il a, par exemple,  Armand Schulthess, ce fameux fonctionnaire qui s’est isolé dans une vallée au Tessin et qui a bricolé un jardin enchevêtré pendant des décennies.

Comment expliquez-vous l’influence de Harald Szeeman, le commissaire d’exposition suisse mythique qui a revolutionné la façon de présenter l’art contemporain?

Szeemann était un grand spécialiste des avant-gardes, de Dada, de Marcel Duchamp, d’Antonin Artaud, des avant-gardistes russes. C’est un personnage qui a eu une influence énorme sur la production artistique et les artistes. Ses inspirations venaient entre autres du surréalisme, mais était-il avec ou contre la vague ? Rappelons-nous qu’il n’y a pas de surréalisme au singulier; c’est vraiment un pluriel.

Szeeman a d’abord commencé une carrière institutionnelle, mais a eu tout de suite une ouverture envers le monde. Pour nous c’est parfaitement normal d’avoir une vision presque planétaire de l’art, mais ce n’était pas du tout le cas en Suisse dans les années soixante. Après, depuis les années quatre-vingt, il y a eu la génération de Bice Curiger et la création du magazine Parkett qui voulait relier New York et l’Europe et faire connaître les positions artistiques dans un projet transatlantique. On peut donc dire que les Dadaïstes et les Surréalistes étaient des précurseurs, car ils avaient enclenché le mouvement. La communication était devenue un acte artistique en lui-même.

Peut-on qualifier la Suisse de pays surréaliste ? Dire qu’il y avait un terroir en Suisse qui a permis à une certaine folie de s’exprimer ?

Il y a plusieurs aspects quand on parle de folie. On peut penser au cordon sanitaire suisse comme haut lieu des hôpitaux psychiatriques et des sanatoriums dans les Alpes. Avant la première guerre mondiale, il y avait déjà des relais, le Monte Verità, la fuite de la culture occidentale, une forme de vie alternative. On pouvait soit se guérir, soit se réfugier et vivre des visions ou préparer des révolutions comme Lénine. C’était un terrain fertile, presque malgré lui-même.

Mais il y a plusieurs Suisses. Quand l’artiste Ban Vautier déclare « La Suisse n’existe pas », je pense plutôt que la Suisse au singulier n’existe pas. Nous sommes un pays composé de différentes cultures qui se mettent ensemble.  Nous avons créé une idée un peu utopique de la démocratie, qu’on pourrait même qualifier d’avant-gardiste. En ce sens, la Suisse est un pays surréaliste, non pas par un aspect d’irrationalité ou de folie, mais parce qu’elle est fondamentalement plurielle.

Auriez-vous fait la même exposition à Zurich ?

(Pause de réflexion) Non. Je crois qu’à Zurich on aurait peut-être dû mieux expliquer notre démarche, car les Suisses romands sont très liés à Paris, alors qu’à Zurich, les gens sont plutôt orientés vers la littérature et les arts germanophones. Il y a très longtemps, j’ai pu réaliser une exposition avec Guido Magnaguagno au Kunsthaus de Zurich qui faisait le lien entre Arnold Böcklin, Giorgio de Chirico et Max Ernst, une généalogie du romantisme allemand qui a livré un effet de surprise. On découvrait que les racines de l’iconographie du surréalisme français prenaient naissance dans la culture romantique allemande.

Pourquoi, aujourd’hui, le surréalisme fait-il encore sens ?

C’est la question qui se pose pour toute exposition. Ici, il y a un déclencheur, un centenaire. On sentait qu’il y avait un intérêt énorme pour ce mouvement parce que, il faut l’avouer, nous vivons aussi peut-être dans une époque historique similaire, on oublie un peu les racines, le patrimoine…  Et donc, se plonger dans le passé pour se projeter dans le futur, c’est toujours une activité intéressante en soi. Et comme le surréalisme n’était pas un style, mais plutôt une manière d’être, ça reste intact, parce que nous rêvons toujours ! On n’a pas cessé de penser à l’inconscient, à l’ésotérisme, aux spéculations. Les artistes sont toujours en quête de cette relation entre le moi et la nature, la technique et l’automatisme, la peur et les angoisses, autant de ressemblances avec une époque qui sortait de la première guerre mondiale. Nous aussi, nous avons des chars sur le territoire européen, des guerres, nous sortons d’une pandémie.

Paradoxalement, les temps durs sont propices à l’art. En même temps, c’est épatant de voir comment les images, les rêves d’un Salvador Dali restent hors-temps.

8 jeunes artistes contemporains font partie de l’exposition sur le surréalisme. Comment les avez-vous choisis ?

Nous ne cherchions pas des liens formels, mais des recherches dans la création artistique propre, qui reste universelle. Karl Marx avait déjà soulevé qu’il y des progrès dans le domaine technique, mais pas dans l‘art. On ne peut pas vraiment parler de progrès car une œuvre d’Uccello reste un miracle pour l’éternité. On ne peut pas dire que c’est une œuvre qui a 500 ans, et qu’elle est dépassée, comme la machine à écrire a été dépassée par l’ordinateur.

Dans le choix de ces jeunes artistes, on trouve tout de même un écho aux thématiques qui sont présentes dans la partie historique de l’exposition, comme la fluidité des genres, la présence du texte dans l’œuvre d’art, l’ésotérisme, etc.

Il y a eu tellement d’expositions sur le surréalisme ces derniers 100 ans, dont de nombreuses faites par les surréalistes eux-mêmes ; nous nous sommes demandé quelle pourrait être une approche intéressante.

NDLR : Pierre-Henri Folon, conservateur d’art contemporain du MCBA et co-curateur de l’exposition, apporte un regard frais sur la créativité des artistes de sa génération.

Nous ne voulions pas faire une exposition qui serait une forme de thèse ou un livre dans l’espace, mais travailler avec l’imagination, l’ingéniosité, la créativité, comme si les œuvres sortaient des ateliers des artistes. Je pense que la force, la réussite de ce projet, c’est qu’il est parfois très difficile de dater les œuvres dans l’exposition. Elles pourraient être d’aujourd’hui, du futur, du passé. Parfois ce ne sont que les cadres qui indiquent une forme d’historicité. C’est un vieux motif de la double historicité de l’art, de dire qu’il y a l’époque de la production, mais une œuvre vit après sa propre vie dans le temps qui évolue. C’est ce qui nous a intéressé avec notre esprit contemporain, notre œil du 21ème siècle, de re-regarder les œuvres des artistes et les prendre avec nous dans ce voyage d’une exposition.

La démarche était semblable avec les artistes contemporains et là, pour ne pas se perdre, à travers le labyrinthe, on s’est donné ce squelette de jouer avec le surréalisme et donner le titre du Grand Jeu à cet exercice : on a le jeu d’échecs, le jeu de cartes, le jeu de dés et les sous-thématiques. C’était notre feuille de route. Dans ce terrain, on pouvait, nous les commissaires, jouer avec le choix des artistes et des œuvres. Pierre-Henri, qui signe le deuxième plateau, a trouvé des liens qui sont à montrer, des questionnements artistiques avec des analogies créatives. C’est un peu le principe du cadavre exquis, ou des dessins communiqués, où on regarde quelque chose et cela produit un effet. C’est la base même du surréalisme qui a toujours eu un effet sur les artistes.

Quelle est la perception de l’art suisse à l’étranger ? Comment se fait-il que certains de ses artistes ont choisi de faire carrière ailleurs ?

Il y a longtemps que des Suisses ont dû partir parce que la Suisse leur semblait trop étroite pour des esprits ouverts ; Paul Nizon par exemple est d’une génération qui a souffert de cette condition helvétique. Celle qui est venue après, avec Peter Fischli/David Weiss ou Pippiloti Rist n’en a plus souffert. Ils n’ont pas choisi l’émigration pour faire carrière ; on pouvait être à Zurich et faire de l’art global avec un humour, avec une identité très suisses.

Les musées et galeries ont-ils joué un rôle dans cette reconnaissance ?

Oui, je crois que les petits-enfants de Dada, pour prendre l’exemple de Parkett, sont d’une nouvelle génération issue d’une forme de révolution sociale, artistique et culturelle de 68, sans être des Soixante-huitards. C’est plutôt la génération des années 80, quand il y a Züri brännt, la revendication de la jeunesse pour un centre culturel autonome à Zürich et qui a créé des émeutes dans la rue. Ils ont utilisé les nouveaux médiums comme la vidéo, la typographie des flyers, les collages, comme l’avaient fait les Dadaïstes avec leurs papillons et leurs journaux. Je pense que le punk s’est très fortement inspiré de la pluralité des moyens d’expression crues et rapides. Pipilotti, la grandiose artiste vidéo, faisait, du reste, partie d’une bande rock, Les Reines Prochaines.

L’arrivé de la vidéo a permis une forme d’émancipation de la peinture, un outil tellement connoté au masculin. Être artiste à Zurich, cela ne voulait plus dire boire du chianti et porter un béret ou être Max Bill et faire partie du mouvement des Zürcher Konkrete qui était le mouvement le plus important à l’époque. Il y eu un changement générationnel et un intérêt avec un relai de communication qui a été initié par Parkett. Même s’il n’y a pas eu une seule ligne de narration, c’est très complexe.

Quel est le rôle des institutions comme Pro Helvetia, l’OFC et même Swissinfo pour faire connaître ce que la Suisse est capable d’offrir sur le plan culturel ?

Chaque artiste a besoin d’être promu et chaque artiste veut un contact avec la société et si on peut élargir le rayon de cet espace d’écho potentiel… Je sais que le Centre culturel suisse à Paris a toujours été très important comme tremplin. Je pense que la présence du Pavillon suisse lors des Biennales de Venise est très influente encore aujourd’hui. Mais cela va dans les deux sens : l’import et l’export sont essentiels. Envoyer des artistes à l’étranger dans des ateliers, dans des cultures différentes, leur permet de prendre conscience de leur propre identité et de prendre aussi de la distance par rapport à cette identité : on devient quelqu’un d’autre. Ce va et vient identitaire est très important et je trouve qu’il est lié à la tradition des bons offices de la Suisse. On a aussi un rôle à jouer par vocation ou par responsabilité dans le monde.

Quand vous voyagez à l’étranger, vous sentez vous suisse ou suisse-allemand ?

Moi je suis un être hybride, je ne suis ni l’un, ni l’autre, ce qui rend intéressant la manière dans laquelle on ouvre le filtre, d’essayer de le garder ouvert. Dans les arts, c’est important, car il faut rester ouvert à des surprises.

C’est une spécificité Suisse d’être ouvert ?

J’ai eu beaucoup de chance dans ma trajectoire, car il y a eu une fluidité sociétale dans le monde de l’art Suisse. Ce n’était pas hiérarchisé, il n’y avait pas de plafond de verre.

Nous sommes une démocratie, pas une aristocratie.  Même si nous sommes un petit pays, nous avons les radars plein ouverts sur ce qui se passe, une curiosité incroyable !

Le surréalisme est un thème fédérateur pour Plateforme 10 puisque les 3 musées y participent. Comment ça s’est passé ?

Plateforme 10 est un projet pionnier parce qu’il n’y a pas beaucoup d’exemples où on peut créer un espace de résonances multiples. C’est une chance folle ! La force de l’expression est épatante, elle trouve des matérialisations dans le design, dans la photographie, dans les beaux-arts, il y a un même esprit qui pousse.  Mais en même temps, nous sommes trois musées de fortes identités propres qui forment un groupe, un collectif. C’est une constellation très helvétique.

Interview réalisée le 24 avril 2024 à Lausanne.
Exposition Surréalisme. Le Grand Jeu, jusqu’au 28 août 2024.

Article paru dans Swissinfo: La Suisse, Dada et cent ans de surréalisme


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